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« Personne morale », de Justine Augier, Actes Sud, 285 p., 22 €, numérique 17 €.
Sélectionné pour le Prix littéraire « Le Monde » 2024
L’affaire Lafarge est bien connue. Ce scandale impliquant la plus grosse entreprise française du ciment a fait l’objet de multiples enquêtes, de dossiers et d’émissions spéciales, de milliers de pages de rapports juridiques et de minutes de procès depuis qu’un article de Dorothée-Myriam Kellou, paru dans Le Monde du 22 juin 2016, a révélé l’accord financier que l’entreprise avait conclu avec des groupes djihadistes en Syrie (dont l’organisation Etat islamique) afin de maintenir son usine de Jalabiya en activité, en 2013 et 2014, alors que la guerre civile ravageait le pays et que la plupart des multinationales avaient quitté le territoire. La question est donc la suivante : qu’apporte de plus une œuvre littéraire à cette histoire ? The Factory, une pièce de théâtre du dramaturge syrien Mohammad Al Attar, jouée à Berlin en 2018, avait déjà donné une réponse en faisant entendre les voix des ouvriers en danger. Justine Augier va plus loin encore en en restituant la densité de langage et de temps.
Le récit est haletant, et pourtant il n’exploite aucune des ressources narratives qui forment d’habitude la trame de ce genre d’intrigue et lui assurent son succès : le secret, le trouble, la collusion entre raison économique et raison d’Etat, l’indistinction entre le bien et le mal, entre les salauds et les héros. Justine Augier connaît bien le conflit syrien, pour avoir écrit sur les opposants Razan Zaitouneh et Yassin Al-Haj Saleh. Elle a travaillé dans l’humanitaire, et elle est consciente des forces et des faiblesses de l’engagement dans les zones à haut risque : jeux de savoir et de pouvoir le disputant à la sincérité et au bien-fondé de l’action.
Tout cela ne lui donne pourtant aucun surplomb. Elle se met à l’écoute de chacun des groupes impliqués dans l’histoire, en s’intéressant également à tous : les actionnaires, les dirigeants, leurs relais locaux, les ouvriers, les intermédiaires, les associations qui déposent des plaintes pour complicité de crime contre l’humanité, contre une « personne morale » qui a aussi violé un embargo et tout simplement mis en danger la vie de ses salariés syriens, « qui devaient chaque jour passer des heures sur les routes pour se rendre à l’usine et en revenir, franchissant des checkpoints à l’aller puis au retour, se faisant attaquer et kidnapper parfois, alors que les dirigeants avaient jugé la zone trop dangereuse pour que leurs salariés expatriés continuent d’y travailler ».
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